La station du Croissant Rouge de Jénine a quelques « annexes », dont une qui se trouve hors de la ville elle-même. Chaque nuit, une ambulance et deux « infirmiers » passent la nuit dans un ce petit village annexe. Et cette nuit, j’en suis.
C’est moi qui conduis l’ambulance. Naturellement, si j’ose dire. Je pars avec Hussein et Mohammed (ce ne sont pas leurs vrais prénoms; j’ai oublié les vrais), avec lesquels je bénéficie d’une avantageuse réputation de porte-bonheur, depuis le temps que je conduis pour eux : j’ai pu les mener à travers tous les barrages. Je semble avoir un talent de diplomate, ce qui ferait hurler de rire les gens qui me connaissent « dans le civil ». Ma réputation a dépassé le cadre de la station ce matin, car j’ai réussi à faire passer le boulanger et deux de ses employés entre leurs domiciles respectifs et la boulangerie centrale de la ville, qui approvisionne — entre autres — l’hôpital. Et depuis deux jours, plus de boulanger…
Évidemment, transporter dans une ambulance des gens qui ne soient ni malades ni blessés me pose un problème. Un problème « moral ». Mais dans plus de 99% des cas, je sais qui je transporte. Et, pour être honnête, depuis le début de la semaine, seules les ambulances peuvent rouler sans — trop de — risques de se faire tirer dessus sans sommations. Et il y a des gens qui doivent se déplacer. Les malades, les blessés, naturellement. Mais, excusez-moi de le dire comme je le pense, le boulanger aussi. Entre autres. Donc mon problème « moral » est généralement très rapidement réglé.
On m’a promis un lit pour la nuit, ce qui est en fait un progrès en ce qui concerne le couchage : dans la station de l’hôpital, on dort à même le sol. C’est la raison pour laquelle je ne prends la nuit qu’occasionnellement. Le service de jour m’occupe très facilement à plein temps.
Il va être l’heure. J’achète à manger pour les trois, car je sais qu’Hussein est fauché : des soldats israéliens « habitent » dans sa maison, avec sa famille comme otages depuis deux jours. Il est à bout de nerfs. Je n’ai pas pu négocier sa visite à sa famille, mais j’ai pu aller les voir moi-même. Piètre consolation.
La nuit tombe. On part. En petit en vacances. C’est la station calme. C’est pratiquement une récompense d’être envoyé là-bas. J’étais surpris qu’Abu George m’y envoie. Il remplace le chef de station titulaire : celui-là a été tué quand une balle israélienne a touché une bouteille d’oxygène. La carcasse de l’ambulance calcinée n’est pas loin de l’entrée de la station. Abu George ne parle pas un mot d’anglais, mais il ne manque pas de traducteurs. Avant le départ, il est venu en personne me souhaiter une bonne nuit.
Je sais que la route à prendre passe « pas loin » d’un camp militaire. Dans cette zone, je roule très lentement, avec le gyrophare, pleins phares. Pas question que quiconque puisse croire qu’on tente de passer en cachette. Les soldats ont la détente notoirement facile, et je n’aime pas ce genre de jeux.
D’un seul coup, je vois, en travers de la « route », en travers du chemin, un énorme bloc de béton. Cul de sac. Et merde…
J’arrête le moteur, et je descends. À peine sorti de l’ambulance, je me trouve ébloui par un projecteur. Et il y a une voix qui me crie dessus. Naturellement, je ne comprends rien de ce qu’il dit. Enfin en tout cas pas les détails. Je peux deviner le sens général du discours. Je commence à avoir de l’expérience : je lève les bras, et je parle, lentement, distinctement, en anglais. « J’ai dû me tromper de route. Je vais repartir dans la direction dont je suis venu, si vous n’avez pas d’objection ».
Je suis, à force, un fin psychologue. Je sais « traduire » le langage, corporel ou pas, de mes interlocuteurs. Par exemple, le soldat auquel je viens de dire ça a visiblement une objection. Comment je le sais ? Facile : j’entends le bruit de la culasse de son tromblon, qu’il vient d’armer. Comment je sais que j’ai raison ? facile : il me hurle dessus, pas trop distinctement, quelque chose qui va dans le genre : « ne bougez pas, un officier va venir vous parler. »
Je remonte à bord, et j’explique à mes deux coéquipiers ce qui se passe. J’éteins les phares, et j’ouvre une bouteille de Coca. Je la fais tourner. On n’a aucune idée du temps que l’officier va prendre pour arriver.
Après avoir pris le temps de regarder autour de moi, je me rends compte que nous sommes pratiquement devant l’entrée du camp militaire. Je vois le portail à peut-être cinquante mètres sur la droite. Et je vois un type qui marche vers nous. Il ne traîne pas, l’officier.
Et d’un coup, j’ai comme un coup de panique : j’entends le bruit d’un moteur infernal. La seconde suivante, je vois un tube de métal, suivi de plus de soixante tonnes de métal.
Ça me donne une image curieuse… je m’imagine d’abord que le monstre promène son maître. Mais, la collection de bruits que le char fait me met en tête Le jouet extraordinaire de Cloclo :
Il faisait « Zip » quand il roulait
« Bap » quand il tournait
« Brrr » quand il marchait
J’aurais pu en rire, dans d’autres circonstances, j’imagine…
L’officier arrive jusqu’à nous, le char s’installe juste devant nous. Je vois bien que l’officier est en train de nous parler, mais en fait sa voix, comme le reste de l’univers entier, est couverte par le bruit incroyable du moteur (900 chevaux nourris au diesel, tout de même…).
L’officier lève le bras, et le moteur démentiel s’arrête. L’univers soupire. L’officier est un gamin de peut-être vingt ans.
Il me demande en anglais mes papiers. Je lui donne mon passeport, et je vois son visage s’illuminer. « Ho, un français ! Je viens de Besançon, moi. Je m’appelle Claude. ».
J’imagine qu’il n’interprète pas exactement correctement le sourire qui me passe sur le visage. Il s’imagine qu’il s’est trouvé un ami, peut-être. Dans ma tête, c’est Cloclo, pas un officier israélien. Une sorte de pantin multicolore et sonore.
Il m’invite à descendre de l’ambulance, et ordonne à Hussein et Mohammed d’en faire autant. Puis il leur parle (en hébreu, langue que chaque palestinien peut au moins comprendre). Moi je ne comprends pas un mot de ce qui se dit, mais je vois les conséquences : mes deux coéquipiers vont s’asseoir sur le talus. Cloclo ne me demande même pas ce qu’on fait là, et commence à parler dans sa radio. Pendant ce temps là, je rejoins Hussein et Mohammed.
Cloclo m’appelle. Je ne bouge pas. Cloclo se déplace.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Comme les autres.
— Pourquoi ?
— Tu nous as ordonné de nous asseoir, non ?
— Eux, oui. Pas toi. Toi, c’est pas pareil !
— Pourquoi ?
— Ben… t’es comme nous, toi. Eux ce sont des arabes. Allez, viens.
— […]
— Tu veux visiter le char ?
— Est-ce que mes deux amis peuvent aussi le visiter ?
— T’es chiant,toi.
La radio de Cloclo grésille. Il se retourne, se déplace de quelques pas, et discute. Je vois que l’équipage du char est sorti. Ils sont assis sur la tourelle, et sont en train d’en griller une.
Hussein me demande dans quelle langue Cloclo me parle. Je lui explique que, curieusement, j’ai trouvé là un compatriote. Enfin vaguement. Mohammed me dit que je devrais me lever, que je ne devrais pas rester avec eux. Quand je lui demande pour quelle raison, il me répond, surpris : « Toi, c’est pas pareil ! »
Ben tiens.
Cloclo revient.
— Je suis désolé, il va falloir attendre un petit peu. Tu veux une clope ?
— Fume pas. Mais mes deux potes fument.
— T’es vraiment chiant, toi. Sérieux.
Il tend son paquet de cigarettes à Hussein. Hussein, imperturbable, prend une cigarette, et, sans un mot, l’allume. Cloclo en propose une à Mohammed, dont le visage s’éclaire. Il le remercie avec un grand sourire. Un dialogue en hébreu commence. Sans moi, naturellement. Après quelques minutes, Mohammed éclate de rire. Cloclo crie quelques mots en direction de ses hommes. Ils le regardent tous avec l’air surpris. Hussein et Mohammed se lèvent, se dirigent vers le char. Un soldat les aide à monter.
— T’es content ?
— Surpris. Content…
— Je peux te poser une question ?
— Tant qu’on est là…
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je conduis une ambulance.
— Oui, j’ai bien vu. Mais pourquoi ?
— C’est simple : si j’étais pas là, qu’est-ce qui se passerait, là ? Honnêtement.
— Je sais pas. Mais pourquoi tu es de leur côté ?
— Ils ont besoin d’aide, et je suis là.
— Et nous, on en a pas besoin, d’aide ?
— Combien d’ambulanciers israéliens tués cette année ? Combien blessés ? Combien arrêtés ?
— C’est pas qu’une question d’ambulanciers !
— Si. Votre guerre ne m’intéresse pas. Entre les kamikazes et ton engin, je ne fais pas la différence.
— Nous on se défend !
— Chez eux.
- T’es chiant.
— Désolé. Avant-hier j’ai un bébé qui est mort dans mon ambulance. Un type comme toi, dans un char, m’a interdit de traverser la place pour amener le gamin à l’hôpital. Note que je ne suis pas certain que le gamin aurait été sauvé à l’hôpital : le personnel a aussi interdiction de venir travailler. Tu vois ce que je veux dire ? Tes blessés, quand tu en as, il n’y a pas de barrages pour aller à l’hosto, je crois.
— Mais ils transportent des terroristes dans les ambulances !
— Aha. Un terroriste de deux mois.
— Écoute, je suis désolé…
— J’en suis tout à fait certain.
— Eh, t’es vraiment chiant, hein !
Cloclo se retourne. Il reste silencieux pendant un petit moment. Sa radio lui parle. Il répond.
— Bon. Tu vas où, avec ton ambulance ?
— Tu le sais très bien. On passe ici tous les jours.
— On a décidé de couper cet accès.
— Et je fais quoi ?
— Pour toi, je vais faire une exception. Je vais te laisser passer, mais demain il faudra passer ailleurs.
— Où ?
— Je vais expliquer ça à tes gars.
— Merci.
— Je peux te poser encore une question ?
— Je t’en prie.
— Si Israël était envahi, et que les ambulances juives avaient des problèmes, est-ce que tu serais là ?
— Juifs, non juifs, je m’en fous. À même problème, même solution. Oui, je serais là. Pareil.
— Merci.
— J’t’en prie.
Cloclo me tend la main. Je la prends. Il s’en va. Il grimpe sur son char. Hussein et Mohammed en sortent. Il leur parle, leur montrant une carte routière. Ils le remercient, visiblement, et grimpent à bord de l’ambulance.
Le moteur du char démarre. Un membre de l’équipage accroche un câble entre le bloc de béton et le char.
Il faisait « Zip » quand il roulait
« Bap » quand il tournait
« Brrr » quand il marchait
Le char remorque le bloc de béton. Pendant ce temps là, Hussein répercute ce qui s’est passé au téléphone. Je redémarre, j’avance, lentement.
Je m’arrête au niveau de Cloclo. Il me fait un clin d’œil. Je hoche la tête. Dans ma tête, notre dialogue. On roule en silence.
Cloclo m’aurait-il laissé sauver le gamin d’avant-hier ? M’aidera-t-il à sauver un gamin demain ? Et quand bien même… combien de Cloclo dans l’armée israélienne ?
Jénine, novembre 2002—Berlin, mai 2010.
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